Rien ne me préparait à la vue de cette tombe. Je la savais à proximité
de la route que je devais emprunter ce week-end mais je n'aurais
jamais fait le léger crochet pour lui faire face si l'occasion ne
s'était présentée presque par hasard, alors que j'attendais un peu plus
tôt l'heure ronde impaire qui me permettrait d'utiliser la route
vers Canala. Cette occasion prit l'apparence d'un mélanésien
de cinquante-cinq ans - je n'apprendrai son age que plus tard, sur le moment,
il m'apparut plus jeune - vivant dans la tribu de Port Bouquet, au sud de Thio, sur la
côte est de la grande terre. C'est à lui que je dois ma présence improvisée en ces lieux,
qu'il en soit remercié.
Allongé sur le sol, il sait qu'il va mourir
Il sait la balle qui le tue
Il sait qu'on va le laisser crever comme un chien
Il sait que le médecin blanc arrivera trop tard
Il sait que certains se félicitent déjà de sa "neutralisation" réussie
Rien ne me préparait non plus à l'ossature évocatrice de ce bois mort
planté à coté de l'édifice religieux. Le squelette tourmenté est
habillé de foulards, de tissus déchirés, de morceaux de manou, tous
noués par les kanak venus se recueillir ici, près du corps de celui
qu'ils considèrent comme leur Che. Et moi qui suis pourtant solidement
accroché à mon univers rationnel et préfère bien souvent la raison à
l'émotion, ne peut m'empêcher de ressentir une charge mystérieuse
enveloppant la branche, aura où se mélangent et se concentrent, dans
la dignité, respect, souffrance, violence et colère de tout un peuple.
Allongé sur le sol, il sait que c'était son destin
Il sait que son engagement débuta bien avant qu'il ne lève haut sa
hache au dessus de l'urne de Canala
Il sait que son histoire se dessina avant qu'il ne succède à Declerc assassiné
Il sait que le combat commença avant sa naissance
Il sait qu'il y eut Ataï et d'autres encore
Il sait que tout se joua avant Ballade
Il sait que quelque part à l'Ouest, très loin de sa terre, quelques puissants se partageaient le monde en regardant des cartes
Il sait que rien n'a changé aujourd'hui, si ce ne sont les cartes, plus précises
A l'écart du groupe que je forme avec mon épouse, mon fils, les deux
métros rencontrés à l'entrée de la route à horaire, le kanak les
accompagnant et qui nous invita à venir voir la tombe, le Jeep Cherokee
gris métal et la Corsa blanche, se tiennent quelques femmes qui
discutent non loin de l'église. Elles ne répondent à mon salut poli que
par des regards froids et durs. Je mentirais si j'écrivais qu'elles
manifestent une réelle animosité. Mais la distance et le reproche
sont palpables, dramatisant encore un peu plus une ambiance à
laquelle je ne me suis pas préparée. Il circule toutes sortes de rumeurs
horribles sur la région et beaucoup d'européens évitent soigneusement
cette partie du caillou. Il est probable en effet, et quelques tristes
faits-divers l'attestent d'ailleurs, qu'il n'est pas bon pour un blanc
de se retrouver au mauvais endroit au mauvais moment, en particulier
lorsque les vapeurs d'alcool échauffent les esprits et que le visiteur
de passage cesse d'être perçu comme un individu pour disparaître derrière
le système dont il est issu, cristallisant autour de lui toute la haine
d'un peuple aliéné depuis un siècle et demi. Attention, je ne cherche
pas ici à justifier de tels actes. Encore moins à les faire passer pour une
action militante de libération. Il s'agit bel et bien d'une forme de
délinquance qui doit être combattue comme telle. En plus du traumatisme des
victimes ayant à subir ce genre d'agressions, ces mouvements de violence desservent
la cause kanak en entretenant la peur, creusant le fossé entre deux ethnies appelées, par les
accords de Nouméa, à vivre ensemble. Il est indispensable de ne pas
fuir cette région et de provoquer les rencontres. La mairie de Canala a
bien compris le risque que court cette terre à demeurer dans les esprits
forteresse interdite. Elle multiplie les initiatives en faveur du
tourisme sous la forme d'accueils en tribu. L'histoire a laissé des traces. Les
blessures mal refermées saignent toujours. Mais il faut à tout pris empêcher que les
plaies ne s'infectent.
Allongé sur le sol, il sait que d'autres vont continuer la lutte
Il sait que le sang, qu'il soit noir ou blanc, n'a pas encore cessé de couler
Il sait qu'il y aura d'autres morts
Il sait qu'il est un homme de guerre et qu'il en faut, parfois, pour faire naître des hommes de paix
Il sait que, souvent, ironiquement, ce sont les mêmes
Il sait qu'on ne lui aura pas laissé le temps de troquer son treillis pour un costume trois pièces
Il sait qu'il n'est pas un saint
Il sait qu'un guerrier ne l'est jamais
Il sait qu'il lui sera reproché d'avoir emprunté les chemins de la violence
Il sait surtout qu'il n'a pas choisi, que quelqu'un a tracé sa route meurtrière pour lui
La flèche faîtière, emblème de Kanaky, est plantée dans une dalle
blanche triangulaire symbolisant la case coutumière. Elle se termine
par une pointe fine sur laquelle est enfichée une conque percée. Le
reste de la tombe est plus classique : un petit mur délimite un
périmètre rectangulaire qui accueillent fleurs et épitaphes gravées en
deux langues, le français et le xârâcùù. Mais chaque fois mon regard ne peut
s'empêcher de quitter le monument funéraire pour se porter sur l'arbre
mort. Je brûle d'envie de sortir mon appareil photographique. J'ai déjà,
dans la tête, le meilleurs angle, celui qui embrasserait les morceaux de
tissus au premier plan, laisserait dans un coin la conque percée et une
partie de la flèche, tandis que l'arrière plan serait occupé par la
masse imposante d'une bâtisse laissée à l'abandon qui fut occupé,
jadis, par le curé chargé de veiller à la bonne "spiritualité" de la
tribu. Mais je n'ose montrer mon objectif en ce lieu. L'ambiance est
trop lourde. Elle m'écrase plus encore que le soleil de plomb qui nous
accompagne depuis le début de la journée. C'est idiot. Peut-être
me suffirait-il de demander?
Allongé sur le sol, il sait qu'il n'aurait pas dû sortir de son fief entre Canala et Thio
Il sait qu'il n'aurait pas dû laisser derrière lui le millier d'hommes acquis à sa cause
Il sait qu'il n'aurait pas du abandonner cette région qui l'a vu naître, qu'il connaît comme sa poche et que la montagne et la mer protègent naturellement
Il sait qu'il n'aurait pas dû s'aventurer pratiquement seul et vulnérable, à Lapelerie, aux environs de la Foa, dans une plaine qui lui est moins familière et où surtout, il forme une cible idéale
Il sait aussi qu'il n'aurait pas pu rester terré éternellement tel un animal traqué
Il sait de toute façon qu'aujourd'hui il va retrouver sa tribu
Il sait que Naketi l'attend, qu'il y est presque
Je ressens d'autant mieux le coté chargé de l'ambiance que quelques
instants plus tôt, j'évoluais en plein pittoresque, prenant bien soin de
poser les roues du Cherokee dans l'étroit chemin caillouteux de la
fameuse route à horaire, m'efforçant tout de même par instant de croquer
quelques morceaux de paysage lorsque la piste s'élargissait un peu. Ce
passage est ouvert dans le sens Canala-Thio aux heures rondes paires et
Thio-Canala aux heures rondes impaires. Il n'est pas besoin d'être devin
pour comprendre le pourquoi d'une telle mesure: la route est en fait un
chemin caillouteux très étroit, à flanc de montagne, dominant parfois
des précipices de plus de quatre-cents mètres. Lorsque deux voitures
désirent se croiser, l'une d'entre elle doit choisir le ravin et la
perspective d'une mort peu réjouissante. La prudence est bien sûr de
rigueur mais ce risque contrôlé en vaut la chandelle: escapade
anachronique, sentiment d'être perdu, parfum d'aventure, perception de
fin de monde, illusion du découvreur, plaisir des yeux... Chaque mètre
de cette piste, plus profitable d'ailleurs aux passagers qu'au conducteur concentré,
est l'occasion de s'inventer des histoires. Et de trembler
aussi lorsque, à la faveur d'un pli de la montagne, il est possible d'en
distinguer les flanc sur lesquels s'accrochent des carcasses de voitures
qui témoignent des trop nombreuses tragédies passées. Une telle excursion est plus
sécurisante en véhicule tout-terrain même si elle reste accessible en berline pour peu
qu'ils ne pleuvent pas et que le terrain ne soit pas trop glissant.
Allongé sur le sol, il ne sait plus rien
Déjà, le peuple kanak pleure son frère d'armes
Des portes qui claquent et des moteurs qui font entendre leur
ronflement. Les roues du Cherokee se posent dans les traces de celles de
la Corsa blanche. Le rétroviseur me renvoie, une dernière fois, les
images du squelette de bois mort, de la masse de tissus et de la tombe
blanche d'Eloi Machoro. Lentement, les deux voitures sortent de la tribu
de Naketi pour rejoindre la route de Canala.
Eloi Machoro est mort le 12 janvier 1985 à 6 heures 50, 39 minutes après
qu'une balle tirée par le GIGN ne vienne accomplir son "oeuvre
civilisatrice de neutralisation".