Il me revient souvent, au travers de nuits agitées sur un matelas récent que mon corps
n'a pas encore complètement assimilé, ou lors de réveils brutaux aux cris de l'enfant
assoiffé, embourbé dans ses déchets, des fragments de ma mémoire française à
l'abandon. Bribes insignifiantes d'une vie qui fut mienne avant de devenir celle d'un
autre, je profite pour les noter du vent violent qui condamne la terrasse,
brûlant l'hibiscus de ses rafales salines et me carapatant dans mes appartements.
Difficile retour en arrière sur un période de bureaux ou traînent encore mes anciens
collègues de métropole, rescapés de trois vagues successives de licenciements!
- I - de la terre à la lune
Si j'avais l'improbable occasion d'embarquer pour la lune, je
déclinerais l'offre, contrairement à la majorité de mes semblables. Chez
eux, le caractère extraordinaire de l'objectif prime sur le plaisir à
son accomplissement et suffit à l'acceptation de l'acte. Privilégier
l'orgasme sur le moyen d'y parvenir est pour moi un non-sens.
- II - existence
Sur le tableau blanc de mon bureau, un dessin technique au feutre bleu
me nargue depuis des jours : des boites, des traits pour les unir et des
numéros pour les identifier. Je sais maintenant pourquoi je n'ai pas
encore effacé ce schéma devenu inutile à mon travail : j'y vois les chemins
tortueux d'une existence qui se chercher sans parvenir à s'accomplir : la mienne
- III - contradiction (code versus sonnette)
Deux petits pavés l'un sur l'autre accrochés à un mur blanchâtre : l'un
possède un ensemble de touches soigneusement organisées et numérotées
vous incitant à vous enfuir parce que la zone est sécurisée; l'autre
abrite en son centre un bouton rond dont le diamètre émet une chaude
lumière vous invitant à annoncer votre visite par une alarme
réconfortante.
- IV - seconde contradiction (sonnette versus prise électrique)
Deux petits pavés l'un sur l'autre accrochés à un mur blanchâtre : l'un
possède en son centre une touche rectangulaire et lumineuse incitant à
laisser y trainer son doigt; l'autre est percé de deux trous menaçants
qu'il est sage d'éviter sous peine d'être visité par un courant létal.
- V - courrier professionnel
Souvent dans mon travail je reçois du courrier : à chaque fois
l'expéditeur m'affuble d'un titre ronflant et n'omet jamais de préciser
qu'il me veut du bien et qu'il est LA réponse à MON attente.
Pourtant, lorsque j'ai besoin d'un café, je dois sortir de mon bureau,
nettoyer ma tasse, insérer la petite pastille de poudre dans la machine avant
d'allumer cette dernière, attendre que mon verre veuille bien se
remplir, revenir dans mon bureau. Et lorsqu'enfin je peux boire ce
précieux or noir, c'est toujours pour constater qu'il ne tient pas ses
promesses. Alors non messieurs et mesdames, vous n'êtes certainement pas
LA réponse à MON attente !
- VI - moquette
Dans un hall enfumé, je regarde le marron d'une vieille moquette portant
les stigmates d'anodins travers humains : traces de café, de cendres,
de boue, papiers incrustés, déchirures entrecroisées...
Si Dieu existait, c'est ainsi qu'il percevrait la terre vue
du ciel : une agonisante moquette usée par la négligence des hommes.
Qu'on ne s'étonne pas après qu'il la foule du pied sans trop y regarder!
- VII - infraction
Quelque part en France, je néglige volontairement un feu rouge et
m'engage au nez et à la barbe d'un policier qui ne semble guère
s'offusquer de cette infraction pourtant caractérisée. Je suis à
pied. Et alors ?
- VIII - liberté
Un petit garçon avec un gros cartable sur le dos récite en chantant sur
le chemin de l'école sa table d'addition :
"un et un font deux,deux et deux font trois, trois et trois font quatre".
Je lui adresse un sourire admiratif qu'il ne comprend sans doute pas
mais qu'il me rend abondamment. C'est que j'envie sa liberté!
"...cinq et cinq font six..."
Sa voix se perd dans le lointain. La société se chargera de le remettre
dans le droit chemin... ou le rejettera.