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Cailloux
aléatoires
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Je
les sème au fil de l'eau. Parfois mots, souvent
images, toujours bruts.
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[vendredi 10 octobre 2003]
Asymptote
(22:22)

Difficile de savoir jusqu'ou tirer la corde avant qu'elle ne se rompe en matière d'images photographiques.
Je suis obsédé par les cadrages limites, fantasmant la chevauchée d'une frontière tenue entre échec
et réussite sans jamais glisser un sabot du mauvais coté de la ligne imaginaire.
Je me plais à inventer par pur jeu intellectuel l'existence d'une suite infinie de cadrages théoriques
qui tendraient de manière asymptotique vers la perfection, se rapprochant paradoxalement sans cesse
un peu plus du loupé franc et grossier. La bonne image ne deviendrait plus qu'un concept inatteignable
et même les plus grands photographes devraient se contenter d'une imitation plus ou moins réussie du graal
original.
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Barrière
(22:20)



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[jeudi 09 octobre 2003]
La douleur
(22:01)
Ne pas s'asseoir.
S'allonger ou rester debout. Passer, d'un mouvement
rapide mais sans brusquerie, de la verticale à l'horizontale et réciproquement.
Droit comme un i, maudire le s!
Surtout ne pas s'asseoir.
Chaise inaccessible
Depuis plusieurs semaines maintenant, avec une mention spéciale pour celle
qui vient de s'écouler, si je ne m'impose pas de telles directives, je recueille en
échange une sanction immédiate: douleur.
Douleur qui rend chaque mot de ce journal plus lourd et pénible que le précédent.
Douleur qui me fait fantasmer le sommeil, attendre la nuit, avaler des drogues qui métamorphosent les rêves
en plomb. Douleur qui éclaircit jusqu'à la vapeur blanche le bleu de la mer, charge le ciel, éteint la terre,
change la caresse du vent en gifle cinglante.
Douleur qui me fait craindre de soulever l'enfant qui me tend les bras, douleur d'offrir mon épaule à ma femme.
Douleur des ornières des pistes qui piègent ma jambe fragile et que mon esprit trompé s'imagine gouffres sans
fond.
Douleur qui dilate le temps, le faisant enfler jusqu'à ce qu'il finisse par se
figer dans la glaise de mes tourments.
Horloge improbable
Ne pas s'assoir. Mais continuer à écrire et photographier. Ne pas s'arrêter. Sinon, comme le cheval qui
refuse l'obstacle, je ne suis pas sûr d'avoir la force de reprendre.
Le diagnostique du médecin est consternant de banalité, ce qui ne minimise en rien
le venin qui ronge mes désirs: sciatique. Le verdict est même plus catégorique: sciatique tronquée, à savoir que le
foyer de mes nuisances est probablement dans le bas du dos mais que je ne ressens le mal qu'à partir de la fesse - gauche pour ne rien cacher - et dans la jambe, jusqu'à l'extérieur du mollet. Ne rien faire d'autre pour le moment
que d'attendre. Si les médicaments n'agissent pas, alors seulement il sera temps de se pencher plus
sérieusement sur le problème.
Et j'attends donc. En comptant les jours. Heureux du moindre répit, consterné lorsque le mal se réveille.
Chaque heure dans le bureau sombre qui m'accueille pour travailler compte triple.
Je ne sais quoi m'inventer pour ne pas rester sur cette chaise que j'apprends à détester : aller chercher un café, me rendre dix fois aux toilettes, mimer la réflexion intense nécessitant les cents pas, m'agenouiller, chercher du papier, des crayons, répondre au téléphone trop loin de ma table pour que je l'atteigne sans me lever, lancer un test sur une machine distante et la rejoindre pour vérifier la manière dont elle se comporte. Jamais de repos, d'immobilité. Toujours le mouvement. Tornade à la jambe de bois.
Je ne peux m'empêcher de penser que ma douleur est pour beaucoup dans le changement de couleurs
et d'ambiance de mes dernières images : les adoucir, les affadir, les envelopper dans du coton comme si moi-même
ne rêvait que de ouate. M'inventer un cocon pour m'y blottir, me mentir.
M'y blottir, me mentir et attendre...
Cocon séchant sur la terrasse
Une certaine catégorie de personnes trouve dans la souffrance, qu'elle soit
mentale ou physique, un moteur à la créativité, comme si la conscience
de la fragilité humaine exacerbait un sentiment d'urgence et levait les inhibitions,
pièges naturelles de la médiocrité. Je ne suis pas de cette race de grands
seigneurs souffreteux, d'hypocondriaques géniaux, de bâtisseurs masochistes,
de dépressifs talentueux, d'artistes agonisants. J'ai besoin d'espace pour agir et
construire. Et la douleur n'est que chaîne encombrante à traîner lourdement. Elle bride
mes mouvements et diminue d'autant mon intellect et mes envies de course folle.
Elle brouille ma vue, son désir d'indépendance. Elle annihile ma volonté de franchir les miroirs.
Je stagne alors dans l'évidence et la facilité, sombrant très vite dans la paresse et
l'anorexie de la pensée, ne devenant que le spectateur amorphe d'un nombril qui prend
la forme d'un stupide interrupteur abonné à la position OFF.
Rideau!
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[mardi 07 octobre 2003]
Apprentissage de la normalité.
(22:16)

La fenêtre ouverte, vaine tentative destinée à provoquer quelques
mouvements d'air dans le bureau sombre et mal ventilé, laisse exploser
le vacarme incessant de la ville tandis que s'infiltrent les odeurs
nauséabondes de gasoil et que se déposent sur les chemises blanches,
moites de sueur, la noirceur d'agressives particules anonymes qui souillent
constamment l'atmosphère urbaine. Ce banal décor n'est autre que celui
d'un petit bureau semblable à beaucoup
d'autres, au coeur de la capitale hexagonale. Mais la fenêtre du local
pourrait s'ouvrir sur une rue de Marseille, de Lyon
ou de Toulouse.
Sur un mur aux couleurs passées, s'étalent entre les
fissures de la peinture écaillée des emplois du
temps punaisées là ou le plâtre accepte encore d'être piqué sans se
désagréger, des post-its qui ne sont plus lus depuis
longtemps et qui racontent des histoires obsolètes, la
photographie jaunie du petit dernier grimaçant devant l'objectif
et dont l'oeil gauche est mangé par le scotch qui maintient
l'image à la verticale, et l'inévitable calendrier
rythmant des jours qui se ressemblent et s'étirent en de longs
cauchemars que l'échafaudage abracadabrant de rêves qui
ne se réaliseront sans doute jamais rend plus supportable.
Sur le calendrier, au mois d'aujourd'hui, un paysage aux
couleurs éclatantes, une ouverture sur le paradis incarné, un
concentré naturel de l'idéal fantasmé,
l'un des joyaux du Pacifique sud, revendiqué et vendu
comme tel : l'île des Pins!

J'ai pénétré cet univers, traversé le papier glacé, franchi les océans pour poser mes vertes claquettes sur la farine blanche des baies mythiques. L'espace de ces trois derniers jours, j'ai fait du rêve des uns ma propre réalité.

Pourtant je n'ai jamais connu le bureau étroit et souillé de la capitale
Française. Je n'ai jamais accroché sur mes murs des posters aux couleurs
saturées, jamais rêvé des plages de sable blanc, fantasmer sur les cocotiers ou la mer translucide.
Et si j'étais là-bas, ce n'était pas dans un but d'évasion. Ce n'était
ni une fuite, ni un refuge contre le trop plein de crasse et de dégoût d'une vie monotone.
C'était juste un désir simple d'une rencontre parmi toutes celles qu'il me reste encore à faire, un esprit de
découverte, une incessante curiosité que je ne cesse chaque jour qui passe de vouloir satisfaire sans vraiment y
parvenir.

Mais voila. Je me suis tout à coup retrouvé emprisonné entre les murs étroits fantasmés par les
autres. Impossible de faire mienne cette île. Partout, je ne voyais que ce
que l'occident mercantile laisse filtrer de cette lointaine région jusqu'à nos contrées. Mes yeux n'étaient
pas libres de se poser là ou j'aurais voulu le faire. Ils se bornaient à
regarder ce que la société des loisirs leur avait appris à voir, téléguidés, canalisés sur le chemin étriqué de l'inconscient collectif. Je n'étais plus l'acteur de mes désirs mais le simple spectateur passif d'un film extrêmement vendeur dans un format cinémascope des plus éloquents.

J'aurais pu prendre des milliers de photos. Mais à quoi bon enfoncer le
clou et renforcer un mythe déjà si vivace qu'il en arrive même à
formater les esprits de ceux qui se pensent naïvement libres. Grande
gueule et esprit rebelle, je me suis écrasé comme un crabe mou dans le
fond translucide de la piscine naturelle de la baie d'Oro. J'ai pris mon masque et mon
tuba pour une valse imposée avec des poissons qui n'en étaient certainement
pas à leur premier bipède venu. Impossible d'affirmer mon propre regard.
J'étais comme englué dans le filet tissé par des années et des années de
conditionnement, comme si j'avais été préparé de tout temps à ce moment.
J'avais pourtant pensé hâtivement m'être tenu soigneusement à l'écart
des sites publicitaires ou des agences de voyage. J'avais évité de consulter les
guides pour débarquer sur cette terre l'esprit soit disant vierge...
Rien n'y a fait. La société de communication est aujourd'hui si puissante que sans même
le savoir, l'être humain occidental dont je ne suis qu'un modeste représentant est possédé
par des images dont il ne soupçonne même pas l'existence.
Mes efforts pour y échapper sont donc restés vains.

Du coup, la tentation de la déception était grande : la surprise n'était pas
au rendez-vous. J'ai guetté en vain la grande claque qui aurait pu m'emporter!
Elle n'est jamais venue. Pire, j'étais tétanisé dans mes velléités photographiques.
Impossible de me défaire de ces cartes postales ou de ces calendriers de feu les PTT.
Je pouvais sans peine m'imaginer lire le copyright des images d'agence au bas de chaque pin
colonaire qui croisait ma route.

Tout était magnifique pourtant et ce serait cruelle injustice de ma part envers cet île
mythique de ne pas l'écrire ici noir sur blanc. Mais je vivais une beauté
imposée. Une beauté d'apparat. Celle qui s'offre à première vue sans pudeur pour en fait mieux dissimuler ses
joyaux véritables. Je restais devant une porte aux enluminures sans égales. Mais je ne pouvais franchir le seuil.

Lorsque j'ai repris l'avions hier soir, je ne savais rien de plus sur
cette île que lorsque le Betico m'y avait déposé trois jours plus tôt.
J'étais juste passé un bref instant du rêve à la réalité. Mais qu'avais-je
vraiment appris sur ce pays, sur les huit tribus qui se partagent cette
terre, sur leur vie, leurs coutumes, leur histoire, leurs mythes?
Rien.

Ce journal qui s'écrit au quotidien ressemble de plus en plus à un acte
désespéré et inutile.
Au lieu de m'ouvrir aux champs du possible, il cerne mes limites, les
enferme dans une ceinture plus infranchissable que la barrière
corallienne des lagons de la grande terre et délimite un périmètre plus
étroit que celui que mon optimisme intellectuel - encore appelé confiance
en soi - me laissait supposer . Il y a quelque chose de terrible et de
douloureux à se découvrir ainsi diminué.
Je traverse aujourd'hui des mondes que je ne comprends pas,
cherche des clés qui se dérobent, m'arrêtent aux apparences faute de
parvenir à creuser jusqu'au coeur. Je m'y prends mal. Je vais devoir
réapprendre. Mais je n'ai malheureusement plus les deux ans de mon fils.

Dans le vol me ramenant hier soir à Nouméa, entre les turbulences qui
me faisaient m'enfoncer en tremblant dans mon fauteuil - je déteste
l'avion, même si mon goût pour les voyages est encore plus fort que ma
phobie - je m'inventais des excuses. Je ne sais si je dois vraiment m'en
trouver. La seule évidence qu'il me reste est que je devrai retourner à l'assaut de la
forteresse de l'île des pins.

Pourtant, même si je suis maintenant passé une fois de l'autre coté du
miroir, même si j'ai touché de doigt le mythe exutoire du bureau
parisien exigu, crasseux et étouffant, je ne suis pas sûr de réussir à
trouver un second souffle lors d'une prochaine visite.

Car finalement,
il est parfois bon de se laisser piéger, d'oublier ses appareils
photographiques et ses ambitions créatives pour se contenter de ballades
silencieuses et reposantes à l'ombre des pins colonaires, bon de se
détendre chez Regis en assistant à l'ouverture du bougna, de se
baigner dans la baie d'Oro, de s'enfoncer en pirogue au rythme d'un vent
capricieux et changeant dans la baie d'Upi, de se laisser séduire par le
charme authentique du village de Vao...
Juste un simple apprentissage de la normalité.

Post scriptum : gageons que les photographies illustrant ce texte ne finiront probablement pas punaisées
sur le mur d'un citadin en mal d'exotisme et ne provoqueront sans doute pas non plus l'adhésion des gens qui pensent
bien connaître l'île des Pins...

Toucher du doigt le paradis et n'en ramener rien que cela! Est-ce vraiment bien
raisonnable?

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Dernière
publication le samedi 06 décembre 2003 à 13:44 |
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